Emmanuelle Piquet au TED Paris :
La cour de l'école et ses souffrances: 4 idées reçues à combattre (Huffingtonpost du 16 juin 13)
1. CE SONT SURTOUT LES GROS ROUX ET MAL HABILLES - ENTRE AUTRES - QUI SE FONT HARCELER DANS LA COUR DE L'ÉCOLE.
Ce lieu commun est totalement faux et de surcroît dangereux. Il y a,
contrairement à ce que nous assène une pensée psychologisante qui date
un peu, mais qu'on entend encore ici et là sur les ondes, des roux, et
aussi des gros, et des enfants dont les parents sont d'origine modeste
qui ne se font pas harceler dans la cour de l'école.
Le harcèlement se nourrit en effet avant tout de la vulnérabilité
d'un enfant. C'est seulement dans un deuxième temps que le harceleur va
se saisir d'une particularité quelle qu'elle soit pour accentuer la
vulnérabilité qu'il aura décelée en amont.
Ne faisons donc pas de ce qui n'est pas un problème pour l'enfant (la
couleur de ses cheveux, son poids ou son origine sociale) une
vulnérabilité sous prétexte qu'il aurait entendu dans la bouche de
certains adultes, que c'est pour ces raisons-là que l'on est harcelé ou
mis à l'écart. Parce qu'il risque, du coup, d'être dans une posture
dangereuse pour lui, ce qui n'est évidemment pas ce que souhaitent ceux
qui pointent du doigt les particularités physiques ou sociales d'un
enfant pour expliquer les interactions cruelles dans lesquelles il se
débat.
C'est en effet plus une question de posture qui fera basculer, ou
pas, un enfant dans le cauchemar du harcèlement. Dans mon travail, je
vois des enfants dont rien ne laisserait soupçonner qu'ils puissent être
victimes de harcèlement, devenir la cible de moqueries et autres
maltraitances relationnelles, alors que d'autres, porteurs de ces
fameuses particularités pointées selon un crescendo très contextuel par
une société à un instant donné, n'ont aucun souci de ce genre.
Il me semble essentiel de faire circuler un message totalement différent auprès du public que ce cliché anti-productif :
il n'y a pas de profil-type pour l'enfant qui est harcelé, sinon qu'il
n'a pas pour l'instant acquis les compétences relationnelles qui lui
permettent de se défendre immédiatement et efficacement quand on
l'attaque, ce qui a pour effet d'ancrer en lui une posture de victime
très facilement repérable d'éventuels agresseurs en recherche de
popularité accrue. Cela veut également dire que, quelques soient les
particularités d'un enfant, il peut apprendre à réagir différemment
lorsqu'il est maltraité. C'est une question d'apprentissage dans la
régulation des interactions.
2- LES ENFANTS QUI HARCÈLENT LES AUTRES SONT DES ENFANTS BATTUS ET MALTRAITES AU SEIN DE LEUR FAMILLE.
Cette vision du monde consiste à dire que les harceleurs sont
forcément malheureux chez eux, ce qui n'est absolument pas une
obligation, même si c'est sans doute le cas pour certains d'entre eux,
par fatalité statistique.
Si on change de point de vue, on remarque que le harceleur est
presque toujours "populaire", c'est-à-dire qu'il bénéficie d'une sorte
d'aura auprès de ses congénères, parfois simplement parce qu'il leur
fait peur, souvent parce qu'il est drôle et rusé et capable de déjouer
la surveillance des adultes.
C'est un phénomène relationnel, qui se nourrit du contexte scolaire,
et non la conséquence de deux personnalités intrinsèquement définies.
C'est pourquoi une réaction différente de l'enfant harcelé peut
complètement changer la donne, car cela change le mode d'interaction :
le harceleur, dans sa posture, peut alors être lui-même déstabilisé.
L'enfant harcelé, en ayant un type de réaction différent, dont le but
est de modifier le mode d'interaction, et pas juste de répondre à une
pique reçue, va mettre en péril la popularité du harceleur. Jusqu'à
présent l'enfant victime, se défendait d'une manière où il contribuait à
asseoir la posture du harceleur, ce qui évidemment renforçait le cercle
vicieux.
Par ailleurs, même si les enfants "harceleurs" ne viennent que
rarement consulter (leurs parents considérant souvent qu'il est
important de ne pas se laisser marcher sur les pieds dans la vie), ce
sont plutôt dans la description qu'en font leurs victimes, des enfants
et des adolescents qui ont un sentiment de toute-puissance alimenté par
leurs parents. On est donc loin du pauvre enfant battu et méprisé de
l'imagerie d'Epinal psychologisante.
Enfin, le syndrome de popularité excessivement présent dans les cours
de récréation depuis une petite dizaine d'années fait que des enfants
bien élevés, respectueux et gentils par ailleurs, se retrouvent souvent
de façon passive au moins du côté des enfants harcelants, parce que bien
rares sont ceux qui sont prêts à mettre en péril leur popularité.
3- L'INTERVENTION DES ADULTES À LA PLACE DES ENFANTS EST UTILE ET FAIT CESSER LE HARCELEMENT.
Malheureusement, la réalité du terrain indique que c'est
statistiquement faux et même anti-productif de penser cela :
l'intervention des adultes est souvent aggravante, dans les cas de
harcèlement. C'est la raison pour laquelle les enfants dissimulent ce
qu'ils subissent dans la cour de l'école, craignant par-dessus tout que
les parents ou éducateurs s'en mêlent à nouveau et rajoutent ainsi aux
nombreuses insultes dont ils font l'objet, celle de "rapporteur" au
primaire, celle de "balance" à partir du collège.
En effet, lorsque les adultes interviennent dans leur grande
majorité, ils punissent le harceleur et veulent protéger la victime.
Ce faisant, et bien entendu sans le vouloir, ils stigmatisent et
prennent en conséquence le risque de cristalliser définitivement les
positionnements des enfants concernés, ce qui peut se révéler
catastrophique surtout pour l'enfant harcelé :
- celui-ci se percevra dorénavant comme une victime qui est incapable de se défendre, ce qui peut avoir des effets néfastes sur les relations qu'il construira par la suite.
- Mais c'est souvent également un message totalement anti-productif vis à vis du harceleur que l'on confirme ainsi dans sa certitude qu'il a choisi la bonne cible, parfaite pour accroître sa propre popularité sur le groupe de courtisans qui l'entoure : en effet, si ce n'est pas vrai en début de primaire, s'attirer la foudre des adultes est souvent au collège un gage de popularité accrue.
- Enfin, les enfants maltraités par leurs congénères savent qu'il y a un risque non négligeable que les sanctions des adultes ne découragent pas les harceleurs mais poussent ceux-ci à devenir encore plus discrets et rusés dans leurs méthodes pour ne pas se faire sanctionner. Car très fréquemment, le désir de popularité est supérieur à la peur de la sanction.
4- LE PROBLÈME CE SONT LES RESEAUX SOCIAUX.
Les réseaux sociaux sont un moteur pervers du harcèlement scolaire,
entend-on souvent dans la presse depuis une douzaine d'années.
En réalité, Facebook, si l'on veut prendre cet exemple, est un
nouveau media relationnel, rien de plus. Ce que l'on gravait autrefois
sur la porte des toilettes ou sur les pupitres en bois est maintenant
inscrit sur la toile. Certes, il est assez effrayant de penser qu'un
grand nombre de personnes découvre en même temps une injure qui nous
concerne, puisque les jeunes sont connectés presque en permanence, mais
il s'agit d'un changement de degré ou de quantité et pas d'un changement
de nature : nous sommes toujours face à une problématique
interactionnelle et qui doit être résolue comme telle, c'est-à-dire dans
la relation, en donnant à l'enfant harcelé les mots nouveaux qui lui
permettront de modifier la relation, que cette dernière soit virtuelle
ou physique.
QUELQUES MOTS POUR FINIR
Les initiatives collectives de témoignages contre le harcèlement,
pour sympathiques et partant d'un bon sentiment qu'elles soient n'en
sont pas pour autant aussi efficaces qu'elles voudraient l'être. Un peu
comme les leçons de morale ou de civisme. Si on y rappelle des règles,
ce n'est cependant pas ainsi que les enfants et adolescents apprennent à
se réguler entre eux. C'est bien plus au travers d'apprentissages
émotionnels, vécus dans des interactions concrètes. Pour nous les
solutions aux diverses maltraitances relationnelles entre jeunes passent
avant tout par l'acquisition de compétences interactionnelles, que l'on
doit donner à ceux qui, pour une raison ou une autre, ne les ont pas
acquises. Ces compétences sont à la portée de tous, aucune particularité
physique ou autre ne constitue une fatalité ; il s'agit non pas
d'intervenir à la place des enfants, mais de les aider à intervenir
seuls dans leurs propres relations. Qu'ils soient roux ou blonds, gros
ou maigres.
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